Jean Echenoz | L’image du roman comme moteur de la fiction
Jean Echenoz / L’image du roman comme moteur de la fiction
Un entretien de Jean Échenoz avec Jean-Claude Lebrun pour L’Humanité en 1996
Alors qu’on parle de plus en plus de l’effacement des frontières entre genres littéraires, vous avez justement été l’un des tout premiers, au début des années quatre-vingt, à vous engager dans cette voie, en utilisant, pour les détourner, les codes du polar, du roman d’espionnage, du roman d’aventures... Qu’est-ce qui motivait alors votre démarche ?
Il faut se remettre dans l’ambiance intellectuelle de l’époque. A la fin des années soixante-dix, il y avait une part très riche de recherches et d’expérimentations littéraires, que je suivais avec un certain intérêt, mais dans laquelle l’image du roman était au fond très peu existante : écrire des romans n’était pas, autant que je me souvienne, l’objectif théorique principal, sauf à les pervertir, à les déconstruire, etc. Cela, je le suivais de plus ou moins loin et je faisais des essais dans cette direction. En même temps, parmi ce que je lisais, dans les formes romanesques de la Série noire, de romans policiers qui me paraissaient du genre noble. J’ai donc d’abord voulu écrire un roman policier de base, que je pourrais essayer de faire publier à la Série noire ou au Fleuve noir.
Et puis, progressivement, je me suis rendu compte que j’allais dans des directions qui n’intéressaient que le schéma classique du roman noir. Je partais sur des chemins de dérive, avec des soucis de construction, de sonorités, de récits croisés qui ne s’inscrivaient pas tellement dans cette tradition-là. Ceux-ci ont même fini par occuper la plus grande part du livre. Ce qui était parti comme un projet de roman noir n’empruntait plus que certains éléments à cette forme. Je me suis donc trouvé avec un objet dont je ne savais pas très bien que faire.
De façon inconsciente, ce premier livre, c’était un peu comme un programme. Une fois qu’il a été terminé, je me suis passé la commande de quelque chose qui se rapprocherait plus du roman policier classique. Ensuite, je me suis passé d’autres commandes.
Mais vous trouvez-vous aujourd’hui dans le même état d’esprit, par rapport aux genres dits mineurs, que lorsque vous publiiez ’le Méridien de Greenwich’, en 1979 ?
Après ’Cherokee’, la première commande que je m’étais passée, j’ai cherché dans les fascinations de lecture de mon enfance. Comme j’avais de beaux souvenirs de romans d’aventures, j’ai voulu passer à quelque chose de cet ordre. A partir de ce moment-là, il y a comme un cahier des charges imaginaire, et je construis une histoire qui est à la fois une espèce d’hommage et de pillage. Ce travail terminé, j’investis un autre genre, avec lequel j’ai moins de rapports affectifs, qui est le roman d’espionnage : ’Lac’. Ensuite, je me suis senti un peu plus libre. J’allais vers des terrains qui me séduisaient, mais qui n’étaient plus réductibles à des canons. A partir de ’Nous trois’, il n’y a plus eu de commande : j’avais parcouru quelques genres qui m’intéressaient et je n’avais plus envie de travailler sur l’un d’eux en particulier.
Ce qui vaut pour les genres ’mineurs’, leur effet de capillarité dans l’ensemble du paysage littéraire vaut-il également pour les anciennes avant-gardes. Qu’en est-il par exemple, selon vous, des voies explorées par le Nouveau Roman ou ’Tel Quel’ ?
Je regardais ça de loin, je regardais ce qui se passait.
Mais en preniez-vous quelque chose ?
De certaines lectures du Nouveau Roman, oui. Des ouvrages de cette période qui sont maintenant des classiques, Robbe-Grillet, par exemple, ouvraient des angles inattendus sur la pratique du roman.
Quels angles ?
Dans ’Les Gommes’, le rapport de séduction double avec la tragédie et le roman noir. Chez Butor, des choses peut-être plus rhétoriques. Au fond, c’étaient des ouvertures, au même titre que, dans un sens tout à fait différent, Malcolm Lowry ou Joyce...
Peut-on alors penser que le poids des objets, tel qu’il apparaît chez vous, serait une manière d’héritage clandestin du Nouveau Roman ?
Non, quand j’ai commencé à écrire des romans, je ne l’imaginais pas comme une référence. C’était plutôt un rapport de plaisir physique dans le travail d’écriture sur les objets. A la fois comme matière et comme marquage du temps. Comme sensuels et représentatifs.
Des écrivains, qui sont entrés en littérature au début des années quatre-vingt, l’ont fait ouvertement contre les prescriptions d’écriture des avant-gardes, dont on a pu dire qu’elles avaient débouché sur un véritable ’désert physique’. Or, ce ne semble pas être votre cas.
Que ç’ait été un désert physique, c’est possible. Mais, en même temps, c’était un autre type d’activité, qui n’empêchait pas d’aller lire ailleurs. Cela ne m’est, en tout cas, jamais apparu comme quelque chose de l’ordre du terrorisme. D’autant qu’à ce moment-là, pour des raisons socio-politiques, on lisait beaucoup plus de théorie que de fiction. Il y avait une ébullition dans la philosophie, la psychanalyse, la linguistique, qui ne devait rien à l’avant-garde, qui allait avec elle.
Dans le cas d’espèce de ’Tel Quel’, la théorie apparaît première, et les textes se présentent souvent comme des tentatives de mise en action de celle-ci.
Justement, je me sentais pas du tout pris là-dedans. Si ça m’intéressait, c’était à cause du travail de pensée qui pouvait se produire. Mais, sur le plan de la littérature même, je ne me sentais pas tellement concerné. Evidemment, dans les années soixante-dix, j’ai dû écrire quelques sottises sans ponctuation, des choses qui, sur le plan rhétorique ou stylistique, pouvaient partir dans ce sens. Mais ces textes pour moi inachevables : j’en voyais un peu, pas tellement l’intérêt.
Dans la mesure où vous avez largement puisé aux différents systèmes de signes romanesques, on vous a collé parfois l’étiquette de postmoderne. Quel sentiment cela vous inspire-t-il ?
J’ai toujours eu du mal à voir la pertinence de l’idée de postmodernité en littérature, alors que je peux la comprendre en architecture. Il me semble qu’aller chercher dans des champs différents, à différents étages, pour essayer de reconstruire une fiction, c’est la moindre des libertés. Ça ne part donc pas d’une décision théorique particulière, mais d’un rapport de plaisir avec la fiction. On cherche les moyens de construire une combinatoire du plaisir.
On ne vous a pas fait grâce, non plus, de certaines lectures sociologiques. Ainsi, après ’les Grandes Blondes’, on a pu lire que votre univers romanesque, avec son champ de références, y compris culturelles, serait celui des couches moyennes supérieures. Est-ce que pour vous, pour votre projet d’écriture, une telle remarque peut avoir une quelconque pertinence ?
Je voulais situer les choses dans le milieu de la télévision et des médias. Sans faire de prêche, je voulais montrer ce qui me paraissait étrange. Mais ce n’est pas le sujet du livre, seulement le point de départ, le déclic. En même temps, j’ai fait quelques années de sociologie à l’université, j’ai toujours envie de marquer les situations par des objets, par des systèmes de discours, par des types d’échanges... En fait, je ne peux pas m’empêcher de raconter une histoire et de la mettre en scène, comme histoire racontée et non pas comme reflet réaliste, même s’il peut y avoir un jeu dans cela aussi. Et puis, il y a la dimension ironique, dont je ne peux pas me passer. A un moment, l’efficacité du récit me paraît bizarrement plus satisfaisante si elle passe par une espèce de couche d’air, qui relève à la fois de la mise à distance et du sourire. C’est aussi une tendance naturelle à souhaiter échapper au pathos.
Cette mise à distance apparaît-elle dès le premier jet ?
Dans le premier jet, elle est souhaitée, mais pas forcément là, parce qu’il y a une histoire à construire, un scénario à établir. Mais je crois que même dans les petites notes que je prends en marge, et qui vont venir s’intégrer dans le récit, elle est toujours là. C’est constitutionnel.
Le scénario avance-t-il au même pas que vous, ou est-il prédéterminé ?
Oui, je ne peux pas partir dans le vide. Donc, avant d’écrire une première version d’un roman, j’ai quand même besoin d’un axe dont j’aie à peu près tous les éléments. Les grands repères sont là : il y a des choses écrites, d’autres qui sont résumées en quelques lignes, il peut y avoir des blancs considérables, mais je sais à peu près ce qui va se passer.
Et les noms des personnages sont-ils déjà fixés ?
Non, ils peuvent s’imposer instantanément, mais ils peuvent aussi patienter deux ou trois ans. Je peux attendre très longtemps avant de trouver le nom qui aura pour moi quelque chose de l’ordre de la représentation physique du personnage. C’est pour ça qu’un personnage peut changer trois ou quatre fois de nom au fil des versions.
Vous disiez récemment, devant les étudiants, que le catalogue de Manufrance était pour vous un ouvrage de référence. Quel rôle joue-t-il exactement dans votre écriture ?
Dans la description de certains articles du catalogue de Manufrance, il y a une poésie boiteuse, comme le discours scientifique a une poésie mystérieuse, comme je m’intéresse aussi au style ’rapport de gendarmerie’. Et puis, l’exemplaire que j’ai est un catalogue des années cinquante. Il y a une vingtaine d’années, je pouvais m’en servir comme modèle stylistique, de façon très microscopique. Maintenant, cela relève plutôt de la nostalgie.
Récemment, dans les colonnes de ’l’Humanité’, Jean Rouaud nous disait qu’au fond il inscrivait son travail dans un certain réalisme. Pourriez-vous dire la même chose ?
Dans ’Lac’, vous et moi en avions parlé ensemble, j’avais évoqué un centre commercial que j’avais forgé à partir de différents lieux que j’avais traversés. Sur l’angle de la réalité, j’ai quand même envie de montrer des choses qui m’apparaissent et qui peuvent me surprendre, me choquer. Il y a une part du roman qui représente le monde qu’on traverse. Même si je trouve que cette obsession de description du monde, depuis quelques années, est un peu une revendication, une gesticulation fatigante. Mais on a envie de montrer des choses assez saisissantes, assez fortes et assez scandaleuses...
Vous pensez, dans ’Nous trois’, à l’évocation de la casse économique à Marseille ?
Oui, des choses comme ça. Ou bien dans ’les Grandes Blondes’, à l’évocation du système d’économie alternative de trafic, qui est une réalité un peu confondante. Je l’utilise à des fins romanesques, j’en joue. Ce sont des choses que tout le monde sait, mais autant les rappeler. Il y a d’abord un projet romanesque, à l’intérieur duquel, dans la mesure où tous les romans que je fais se situent dans le moment où je les écris, je convoque tous les éléments du réel qui me paraissent dotés d’une efficacité romanesque tout en concernant le monde dans lequel on vit. Et puis, comme je ne fais pas tellement confiance à mon imagination, je préfère aller voir, avec un carnet, noter des détails, parfois simplement des graffiti. Je sais très bien que, la plupart du temps, je vais tomber sur des choses imprévues que je vais pouvoir utiliser, déformer, maquiller, etc.
Alors, en cours d’écriture, vous allez, comme on dit chez les peintres, sur le motif ?
Oui, par exemple, dans ’les Grandes Blondes’, je voulais qu’un personnage traverse un pont partant de la rue de Rome, au-dessus des voies de chemin de fer de la gare Saint-Lazare, juste au moment où un autre personnage passerait en train sous ce pont, et qu’à un moment ils se superposent exactement. L’idée géométrique me plaisait bien. Alors, je suis allé voir comme étaient faits ces ponts, ce qu’il y avait comme plaques fixées aux grilles, etc. Ce qui n’empêche pas ensuite éventuellement de tricher avec les choses. Mais j’aime bien d’abord avoir des relevés.
Vous recherchez les figures géométriques, les symétries, les parallélismes, en plus de parentés visibles avec le monde de représentation de la montagne et de montage cinématographique ?
Toujours. Mais j’aime bien l’idée d’introduire aussi des rimes intérieures, des rimes fictionnelles, des récurrences régulières. C’est peut-être à cause de mon inaptitude totale dans les choses scientifiques que j’ai envie de me les approprier en douce.
Il y a des rimes fictionnelles, mais il y a aussi de vraies rimes, du travail sur la sonorité...
Oui, le son est un souci permanent.
La langue est extrêmement typée. Comment, vous, en tant que producteur de cette langue, vous la caractériseriez ?
De la même façon que sur le plan de la mise en scène des récits. Je me sers de la rhétorique cinématographique, je fais appel instinctivement à des repères de l’ordre des outils poétiques, de la césure, de la syncope. Mais je suis parti d’un manuel de rhétorique ou de métrique pour importer telle ou telle figure. A une époque, néanmoins, le mécanisme de ces choses me séduisait beaucoup. Il y a quelque temps, j’ai comparé dans une conférence le système des temps grammaticaux à une boîte de vitesses. L’image du roman comme un moteur de fiction, qui quelquefois se met à faire bizarrement de l’autoallumage, est une idée qui me séduit en ce moment. Mais, comme toute chose systématique, il faut en même temps aller contre. Et puis, ce sont des moteurs guettés par des risques de dysfonctionnements.
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